EN CRÉATION – Opération Rosabaya ou le sursaut des inutiles

MISE EN SCÈNE : Louise GAILLARD

TEXTE : Frédéric ABRY

JEU : Thomas ROUSSELOT, Blanche VOLLAIS, Chloé RICHER AUBERT  

 

LA PIÈCE

Le lundi matin ça va comme un lundi mais c’est OK car il y a des chouquettes en salle café et puis ce midi on mangera sûrement au Thaï parce que ça fait longtemps et que c’est quand même sympa de changer de temps en temps. Dans tous les cas, cette semaine, c’est charrette, on a la tête sous l’eau, il faut que le travail soit fini hier alors indeed au travail, mais d’abord un café, en plus il y a les nouvelles capsules Rosabaya de Colombia.

D’ordinaire, un open space grouille, fourmille. Il émulsionne, il s’agite dans une frénésie créatrice, toutes et tous ensemble, main dans la main, le regard tourné vers les objectifs, bienveillants mais résolus et disruptifs. Pourtant ce matin, tout est calme. Il faut dire que toute l’équipe s’est retrouvée au petit matin pour un team building.

Tous ? Non. Car trois égarés errent, désolés, dans les locaux vides. Abandonnés à leur sort dans un open space désert, ils songent avec angoisse au reste de l’équipe qui, à l’occasion d’une course en sac, crée une silencieuse complicité, une proximité nouvelle qui laissera pour toujours une infime distance, un vide impalpable mais prégnant, entre ceux qui y étaient et les autres.

Alors, mis au ban de cette grande et belle famille, ils s’interrogent, se questionnent, les masques chancellent, la réalité devient difficile à éluder et tout ce qui semblait immuable s’effondre.

Opération Rosabaya, c’est la fusion des forces de l’ennui et de la frustration, l’explosion du dégoût de soi et la libération soudaine d’une force immense contenue tant bien que mal pendant des années par des litres de cafés aromatisés et des heures de vidéos de chatons. C’est le sursaut des inutiles.

 

NOTE DE L’AUTEUR

En 2018, l’anthropologiste pamphlétaire David Graeber publiait Bullshit jobs et faisait, par la même occasion, prendre conscience au monde de l’existence voire de la prédominance des fameux « travails à la con », ces activités professionnelles au mieux inutiles et fréquemment nuisibles. Se basant sur les réponses d’un large appel à témoignage, il égraine les profils de travailleurs du rien, destructeurs de productivité, petits chefs sclérosants, boucheurs de trous
systémiques et autres noircisseurs de tableurs.

Le Covid nous a pris David Graeber mais a donné en contrepartie l’occasion d’éprouver sa théorie en séparant les multiples « confinables », dont on semble réussir à aisément se passer, de la foule des petites mains qui tiennent nos hôpitaux, ehpad, champs de carottes, gares ferroviaires, etc …

Je suis au nombre de ces dispensables, payé alternativement à créer ou résoudre des problèmes à travers des réalisations numériques éphémères qui n’ont jamais eu d’autres débouchés que de payer mon loyer. Comme de très nombreux cas cités par Graeber, je trouve une forme d’apaisement face à ce banal vide de sens, essentiellement par la pratique intensive du parachute ascensionnel mais également, parfois, par l’écriture.

Opération Rosabaya ne traite que très secondairement de parachute ascensionnel. Il s’agit avant tout d’un témoignage issu de ma vie professionnelle, condensé en une farce absurde et délirante mettant en scène la révolte des inutiles. Cette création s’inscrit dans la continuité directe de la précédente pièce de la compagnie ; La Prophétie du Sucrier Inox. Là où cette dernière décrivait une aventure épique dans un univers réaliste (un centre commercial) devenu fantastique par l’adhésion sans réserve de chacun aux messages mercatiques, Opération Rosabaya veut montrer l’ampleur de l’absurdité du monde
professionnel lorsque nous intégrons totalement le mensonge de notre rôle dans la société.